Chapitre 18
Je fus trop longue à réagir. J’eus à peine le temps d’intégrer les paroles d’Andy que le docteur Neely se jetait sur moi. J’essayai de tirer, mais Andy me saisit à bras-le-corps.
C’était un geste héroïque, d’essayer de m’écarter du docteur Neely, mais je m’en serais passée. Je le maudis quand nous tombâmes tous les deux au sol et que le Taser m’échappa des mains.
— Pousse-toi ! criai-je à Andy en lui assenant un coup d’épaule pour souligner mon propos.
Neely, m’attrapant le bras de sa poigne brutale et écrasante, me releva d’un coup.
Je fus assourdie par un coup de feu et quelque chose de chaud et de collant m’éclaboussa le visage. Neely grogna de douleur mais ne me lâcha pas. Il pivota, me plaçant entre Adam et lui en me serrant par le cou.
— Tire et je lui arrache la tête avant de mourir, dit Neely.
Je levai la main pour m’agripper à l’avant-bras qu’il appuyait sur mon cou, cherchant en vain à forcer sa prise. Je n’espérais pas vraiment l’obliger à me lâcher, surtout avec mes doigts bandés. Je jouais juste à la pauvre femme vulnérable dans l’espoir qu’il me sous-estime.
Adam pointait toujours son arme sur nous mais il ne tira pas. Nous entendîmes des bruits de pas qui descendaient l’escalier.
— Ne venez pas ! brailla Adam, mais Brian et Dom l’ignorèrent et entrèrent en courant dans la pièce.
Neely se tourna vers eux et, profitant de ce moment de distraction, je lui écrasai le pied aussi fort que possible.
Je savais déjà que ce démon était insensible à la douleur, pourtant cela le surprit. Je me transformai en poids mort dans ses bras et il dut changer sa prise pour m’empêcher de tomber.
Ce qui suivit sembla se passer en une seconde et ce ne fut qu’ensuite que je fus capable de remettre en ordre toutes les séquences de l’action. Pendant, je ne perçus que des bruits.
Un coup de feu.
Un cri de douleur, mais il ne venait pas de Neely.
Un autre coup de feu.
Le silence complet.
Le temps reprit son cours normal et mes autres sens se réveillèrent quand je m’effondrai, écrasée par un corps inerte. Repoussant Neely, je me mis à genoux.
Brian et Andy, debout, étaient en état de choc. Adam était à terre, à quatre pattes. Un filet de sang obscurcit ma vision et je dus l’essuyer avant de comprendre ce que je voyais.
Adam, courbé à terre, serrait un corps contre lui. Andy et Brian étaient toujours debout et Neely était tout ce qu’il y a de plus mort. Il ne restait que…
— Non ! criai-je en m’étouffant.
Je me levai en vacillant pour parcourir la distance qui me séparait d’Adam.
Dominic reposait dans ses bras, une énorme tache de sang s’épanouissait sur sa poitrine.
— Non ! répétai-je, les yeux emplis de larmes, en me laissant tomber à genoux près d’eux.
Dom plissait les paupières de douleur et son visage était bien trop pâle. Le sang coulait toujours de sa blessure.
— Fais quelque chose ! criai-je à Adam.
Il était policier. Il devait bien connaître les gestes rudimentaires des premiers secours ! En jetant un nouveau regard à la blessure, je compris que les premiers secours n’y feraient rien.
— Adam ! haleta Dom, la voix lourde de terreur et de douleur.
— Chut ! fit Adam en prenant la main de Dom.
Son visage était étrangement serein, aucun signe de chagrin, d’horreur ou de peur. J’aurais voulu crier, le maudire, le frapper. Qu’il prenne un air de circonstance alors que son amant était en train de mourir dans ses bras.
— Je vais prendre soin de toi, dit Adam, comme s’il fredonnait tout bas.
Et le salaud commit même l’affront de sourire.
Dom écarquilla les yeux comme s’il était également choqué par ce sourire. Puis il émit un bruit douloureux. Il se cambra brièvement, puis devint inerte et ses yeux se fermèrent. Adam lâcha la main qu’il tenait.
Les mains sur ma bouche, j’étouffai le sanglot qui montait dans ma gorge. Adam soupira puis se tourna vers moi et me tendit la main.
— Heureux de te rencontrer, dit-il avec un petit sourire, même si j’aurais préféré le faire en d’autres circonstances.
Je restai assise, la bouche bée, sans comprendre. Il baissa la main.
— Je suis Adam, dit-il.
Était-il possible pour un démon d’être en état de choc ? Je n’en avais jamais entendu parler. Après tout, son amant venait de mourir dans ses bras. Adam cligna des yeux.
— Je veux dire, c’est moi Adam, répéta-t-il avec plus de fermeté. Mon démon est en train de prendre soin de Dom.
Je secouai la tête en espérant que cela remette les morceaux de mon cerveau en place. Enfin, comprenant ce qu’il me disait, j’ouvris des yeux comme des soucoupes.
— Tu veux dire qu’il s’est transféré dans Dominic ? m’écriai-je en percevant le caractère suraigu de ma voix.
Adam acquiesça.
— Ce n’est que provisoire. Il lui faudra certainement vingt-quatre heures pour guérir complètement Dominic, puis il reviendra en moi.
Je le fixai, le regard tellement rempli de questions que je ne savais laquelle énoncer en premier.
— 80 % des hôtes de démons sont dans l’incapacité de se comporter normalement quand leur démon les quitte. Et Dom et toi, vous auriez la chance de faire partie des heureux 20 % ?
— Ce n’est pas de la chance, dit Adam.
Sa voix était la même et, de toute évidence, il avait l’air d’être le même mais, bien que ça puisse être le fait de mon imagination, j’étais prête à parier qu’il y avait quelque chose de visiblement différent chez lui. Peut-être était-ce juste une histoire de langage corporel.
— La plupart du temps, quand on voit un hôte sans son démon, c’est parce que le démon était illégal et qu’il a été exorcisé. Comme les démons illégaux se fichent généralement de leur hôte, ils n’en prennent pas soin. C’est pour cette raison que les hôtes sont dans un tel état après que leur démon les a quittés.
Je me rappelai que nous n’étions pas seuls dans la pièce. Brian s’était effondré dans un fauteuil, le visage vert. Andy était toujours debout, s’étreignant comme s’il avait froid. J’observai mon frère tout en poursuivant ma discussion avec Adam.
— Alors Andy a été en état de catatonie parce que Raphael l’a maltraité ?
— D’après moi, oui. (Il sourit.) Adam va m’en vouloir de t’avoir parlé de ça. Les humains ne sont pas censés connaître ces secrets parce qu’alors ils sauraient que même les démons légaux peuvent ne pas être purs. Il me l’a confié pour que je ne m’inquiète pas pour Dom.
Je secouai la tête, troublée.
— Adam va t’en vouloir ? Tu ne veux pas plutôt dire ton démon ?
— Adam est mon démon. Comme il m’en a informé dès qu’il m’a possédé, Adam est un nom très courant chez les démons masculins.
Dominic gémit faiblement, mais ses yeux étaient toujours clos. Je me mordis la lèvre.
— Est-ce qu’il va s’en sortir ?
Adam repoussa une boucle de cheveux du front de Dominic, un geste indéniablement tendre. Je me demandai si ce geste était à l’attention d’Adam ou de Dominic.
— Il va s’en sortir.
Ses yeux parcoururent le corps de Dominic et il éclata de rire.
Comme une abrutie, je suivis son regard et découvris que même inconscient, avec une plaie sanguinolente à la poitrine, Dominic arborait une érection très enthousiaste.
— Je dirais même qu’Adam s’assure qu’ils prennent plaisir tous les deux au processus de guérison.
Adam est fort, même sans son démon. Il n’eut aucun mal à soulever Dom et à le porter à l’étage dans la chambre. Andy, Brian et moi restâmes dans le salon avec le corps du docteur Neely.
— Bon sang, que s’est-il passé ? demandai-je sans m’adresser à qui que ce soit en particulier.
— Le coup de téléphone que j’ai reçu, répondit Andy. C’était Raphael. On lui a donné l’ordre de prendre un nouvel hôte afin que der Jäger puisse posséder le docteur Neely pour ce rendez-vous.
— Pourquoi as-tu dit à Neely que tu m’avais tout raconté ?
— C’est ce que Raphael m’a dit de lui dire. Il m’a assuré que der Jäger s’en ficherait et que je pourrais utiliser sa réaction comme excuse pour comprendre que ce n’était pas Raphael… tout en permettant à Raphael de garder sa couverture.
C’était flippant, d’une logique perverse, mais ça se tenait.
— Et comment Dominic a-t-il fini par se faire tirer dessus ?
— Quand tu as écrasé le pied de Neely, Adam a tiré, mais a manqué sa cible. J’ai essayé de garder Dominic et Brian à l’écart de la ligne de mire mais je n’ai pas eu assez de force. Dom a été touché.
Puis Adam avait tiré une deuxième fois et avait tué Neely. En me rappelant combien les deux coups avaient été rapprochés, j’eus la nausée. Nous avions eu de la chance qu’Adam soit un démon, parce qu’un humain aurait été sous le choc pendant une ou deux secondes après avoir tiré sur son amant et le Jäger aurait eu le temps de récupérer.
Le silence s’était réinstallé quand Adam descendit.
— Comment va-t-il ? demandai-je.
— Il se repose confortablement, m’assura Adam.
Je regardai le corps du docteur Neely.
— Et que va-t-on faire de lui ?
— Je vais m’en occuper. (Il avait l’air sinistre.) Je sais où Adam cache les corps.
Je secouai la tête.
— Fais-moi plaisir et appelle-le « mon démon ». C’est trop bizarre de t’entendre parler d’Adam.
— Ça ne t’est jamais arrivé de connaître deux personnes qui portent le même prénom ? demanda-t-il avec un sourire très adamesque.
Je décidai de laisser tomber, ce n’était pas important. Bien sûr, en considérant que ce qui importait maintenant était de disposer d’un cadavre, j’aurais préféré qu’on en reste aux sujets futiles.
La bonne nouvelle c’était que, pour le moment, der Jäger ne parcourait plus la Plaine des mortels. Mais j’aurais aimé savoir combien de temps cela durerait.